Le chat de Mr Descartes (suite)
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La présentation du document qu'on pourra lire ci-après prend la suite du récit où j'avais exposé les circonstances de la découverte du recueil où il est conservé, donné quelques extraits des lettres à Chanut qui en constituent l'essentiel, et un certain nombre des explications qu'appelait l'étrangeté de nombre des détails qu'on y constate. |
En renvoyant pour plus de précisions le lecteur à ce récit, et à l'article qu'il avait inspiré à une mienne relation1, je me contenterai de rappeler que le recueil en question, constitué par Clerselier en vue d'une publication qu'il avait expressément voulue très ultérieure, avait été, afin de mener celle-ci à bien, confié par la Société des Études Post-cartésiennes à mon ami Simon Lepêcheur, qui crut bon de faire appel à moi pour l'assister dans sa tâche : c'est avec leur aimable autorisation, dont je les remercie vivement, que je donnerai à lire ici l'intégralité de l'une de ces lettres – une des plus significatives sans doute.
Nous avions encouru, lors de la publication de l'article auquel je viens de faire allusion, une critique analogue au reproche que Leibniz, non sans quelque surprise, adressait rétrospectivement à Descartes lorsqu'il feuilletait sa comédie héroïque Alixan et Parthénie, celui d'y avoir « découvert d'abord ce qui devrait être tenu secret jusqu'au dénouement »2 : de même, m'avaient reproché certains, j'avais donné à entrevoir trop vite aux lecteurs tant soit peu perspicaces quelle était la véritable personnalité du destinataire de ces Lettres à Chanut – que je crois devoir désormais désigner sous le nom de Chanut le jeune pour prévenir toute confusion.
Je maintiens toutefois qu'il ne m'était guère possible de procéder autrement, puisqu'il convenait de reproduire d'emblée la lettre introductive à Regius, puis la première des lettres à Chanut, et des extraits des suivantes, pour en faire ressentir toutes les bizarreries dont la seconde partie du récit et de l'article, qui tient lieu de procès-verbal de ma mission en Poitou, permettait justement de rendre compte.
Cette première publication nous a permis quoi qu'il en soit de bénéficier d'un second et précieux apport de la part de la Société des Études Post-cartésiennes qui, au vu des résultats obtenus, a bien voulu mettre à notre disposition un autre dossier provenant des Archives de Clerselier, parvenu comme le précédent sous la forme d'un don de la part des héritiers de son gendre Jacques Rohault : ce dossier contient, entre autres, plusieurs nouvelles pages inédites du philosophe lui-même, et une dizaine de pages de brouillons de Daniel Bouilliau que celui-ci, à la fois par modestie, et par égard pour Clerselier dans son entreprise de publication de la Correspondance de Descartes, avait retranchés de la version définitive de ses Mémoires dont j'avais pu consulter le manuscrit original chez ses lointains descendants à Dangé-Saint-Romain.
Du côté de Descartes lui-même, on trouve là les premières lignes d'un traité intitulé Le Chat de René Descartes :
Ces chats seront composez, comme nous, d'vne Ame & d'vn Corps. Et il faut que ie vous descriue, premierement, le corps a part, puis apres, l'ame aussi a part ; & enfin que ie vous monstre comment ces deux Natures doiuent estre iointes & vnies, pour composer des chats qui nous ressemblent.
Ie suppose que le Corps n'est autre chose qu'vne statuë ou machine de terre que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible : en sorte que, non seulement il luy donne au dehors la couleur & la figure de tous nos membres, aux vns et aux autres, mais aussi qu'il met au-dedans toutes les pieces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle miaule, qu'elle respire, & enfin qu'elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuuent estre imaginées procéder de la matiere, & ne dependre que de la disposition des organes (...)
La suite du traité fait défaut. Mais l'on trouve par après plusieurs feuillets où le philosophe avait griffonné quelques formules manifestement en rapport avec cette esquisse, par exemple celle-ci :
la faculté de miauler dans le chat, est seulement comme la faculté de rire dans l'homme, le proprium quarto modo des regles communes de la logique, mais non sa difference veritable & essentielle, qui consiste dans l'art de bien chasser les souris & les rats : aussy ne definit-on point le chat vn animal miaulant, mais vn animal raisonnable dans l'extermination des rongeurs,
ou cette autre, dont on ne risque guère de se tromper en y voyant un extrait du brouillon d'une des lettres à Chanut le jeune :
le plus grand de tous les preiugez que mes lecteurs ont retenu de mes leçons d'autrefois est celuy de croire que les bestes ne pensent point, & de ne leur accorder au plus qu'vne maniere de sentiment : aussy compté-ie sur toy pour les detromper lors que tu auras appris a parler.
Le contenu de ce second dossier, et en particulier des brouillons de Daniel Bouilliaud, permet quoi qu'il en soit de résoudre plusieurs des problèmes sur lesquels avaient achoppé nos premières recherches, ceux en particulier qui concernent la date du voyage au cours duquel Descartes avait adressé à Chanut le jeune les lettres en question.
Il jette du coup un jour nouveau sur ses dernières activités avant son départ en Suède, sur la rédaction des lettres datées de cette période, et sur le rôle joué par le valet dans leur mise au point.
Il était en effet, après lecture des Mémoires de Daniel, difficile de comprendre pourquoi le philosophe avait dû mettre son protégé en pension chez Regius, au lieu de le laisser aux mains de son valet, qui était de toute évidence mieux placé que quiconque pour veiller à son entretien et son confort. Et la réponse à cette nouvelle question a permis à son tour de résoudre le problème que nous avions dû laisser en suspens, celui de la datation de la correspondance qu'on avait donné à Simon la charge de publier : c'est en fin de compte, contre toute attente, au printemps3 et en été 1649 qu'il faut la situer, c'est-à-dire pendant un nouveau et ultime voyage effectué en France par le philosophe pour y régler ses affaires financières en vendant quelques-unes des terres qu'il possédait en Touraine, Poitou, et Bretagne, ce dont témoignent des copies d'actes de vente passés devant Me Esprit Virtuel, notaire à Saint-Méloir des Ondes (Baillage de Saint-Malo)4 présentes dans ce nouveau dossier Clerselier, afin d'éponger ses dettes et de tout mettre en ordre auprès de son banquier avant de partir pour Stockholm5.
Il voulait aussi profiter de cette escapade pour se faire faire à Paris un certain nombre de perruques de la forme de ses cheveux, en recommandant comme à son habitude que l'on n'y mît point de cheveux teints, parce qu'ils changent trop tôt de couleur, mais qu'il fussent naturellement noirs, et qu'on y en mêlât quelques-uns de gris ; encore voulut-il, pour la circonstance, qu'il s'agît de perruques bouclées, et chauffantes, et il se fit confectionner également les vêtements à la mode de Suède, les souliers élégants en forme de poulaines et les gants blancs précieux qu'il estimait devoir porter à la cour pour éviter de s'y faire remarquer6, et obéir ainsi aux lois et coutumes du pays dans lequel il aurait à vivre désormais. Il y fit fabriquer aussi pour Chanut un panier moelleux et isolant, assorti de rideaux et de coussins pour se protéger du serein, s'il en est là-bas comme chez nous, ainsi qu'un griffoir en acajou.
Ce voyage de Descartes, le dernier qu'il ait fait avant celui de Suède, lors duquel il devait trouver la mort, avait été méconnu jusqu'ici des biographes et commentateurs en raison d'un certain nombre de lettres datées de cette période, signées du philosophe, censément adressées par lui à divers personnages, et publiées sous son nom dans l'édition de Clerselier : outre les lettres autographes à l'abbé Picot expédiées en fait, on l'a aperçu, par Descartes de France et non des Pays-Bas7, c'est Daniel qui, ainsi qu'il l'avait fait en d'autres occasions pour divers courriers adressés à des théologiens comme le P. […] ou le P. […], avait alors mission de répondre, sur les feuillets portant sa signature que lui avait laissés son maître à cette fin, aux importuns auxquels l'auteur des Méditations métaphysiques n'aurait pas souhaité répondre lui-même : il n'était guère enclin à discuter avec Henry More8 du sexe des anges, de leur commerce, de leurs unions et discords etc., d'autant que cet Anglais n'était pas de notre religion, – répugnait à parler mathématiques avec M. de Charquevit9, décidément ignare en ce domaine, et qui plus est ami de Roberval, etc. Il avait indiqué à son valet que, comme en d'autres circonstances, il pourrait se faire aider pour ce genre de missives par des personnes de toute confiance, par exemple, en mathématiques, par son futur collègue à Stockholm Henry Schluter10, et par Mr François van Schooten le fils, ou, encore que Daniel eût fait apparemment, dans ce domaine aussi, des progrès depuis 1641 (pensons au traité de 1647 sur le jeu que Descartes avait entrepris de lui dicter11), en latin par tel ou tel pédant, etc.
Au reste la teneur de la lettre qu'on va lire ici, outre son intérêt philosophique, aidera mieux que tout commentaire à éclairer les points que l'on vient d'aborder : il est donc temps de la transcrire dans son intégralité.
Lettre XI de Mr Descartes, philosophe, a Chanut le jeune
c/o le sr Hendryk de Roy, illustre medecin
Adelaarstraat 12
NL 3584 CS Utrecht, Provinces Unies
Mon doux Chanut,
Henry me raporte que tu te languis de Daniel, de ses soins & de ses carresses, mais tu sçais qu'en attendant mon retour, il doit passer tout son tems ou peu s'en fault a repondre en mon nom aux interrogations, obiections, obiurgations, cauillations & titilations de personages dont ie ne me soucie gueres, cependant que ton hoste est luy mesme trop occupé a saigner & purger, disputer, dissequer & disserter, pour estre en mesure de te casliner autant que tu le merites.
Lors que tu auras acquis toy mesme les connoissances necessaires, c'est toy que ie chargeray a ton tour du trauail presentement accompli a mon seruice par Daniel, dont ie ne puy douter que tu sçauras alors t'acquiter de ton mieux & auec ioie, pour l'amour de moy.
Pour ce faire, ie t'engage, le moment venu, a lire mes ouurages quand tu auras appris a lire & a escrire, sans toutesfois, en vn premier tems au moins, aller audela de la Troisieme partie de mon Discours de la Methode, tant les meditations que i'ay rapportees ensuyte sont metaphisiques & peu communes, ny lire la quatrieme partie de mes Principes de la philosophie, de peur que les explications que i'ay voulu y donner des principaux phenomenes de la Nature te retienent de follastrer.
Mais peut estre iugeras tu qu'il te soit dauantage vtile de commencer par vne lecture plus suiuie de mon traité sur les passions dont i'ay pris plaisir a te lire quelques pages dans les momens ou ie l'ecriuais, d'autant que, puis que c'est a les eprouuer que nous pouuons saisir la realité de l'vnion de nos ames auec nos corps, en nous montrant la façon dont les mouuemens des esprits animaux la portent a ressentir les diuerses inclinations qui la meuuent, & a mouuoir a leur tour par leur intermediaire les organes de notre corps pour satisfaire leurs exigences & les signifier a autrui, elles nous amenent mieux que tout autre moïen a aprehender ce que nous auons en commun, vous & nous.
Ainsi sçais tu bien que lors qu'vn rat ou un oyseau s'en vient a passer deuant tes yeux, l'agitation des esprits qu'il y suscite se porte, par les nerfs, à la glande pineale & de là au cerueau, lequel excite en ton ame le Desir de l'attraper, & suscite pour cela un autre mouuement des esprits qui agite conuulsiuement tes maschoires, contracte les muscles de tes pattes, & te fait sortir les grifes en attendant de bondir sur ta proye, – que du Contentement suruenant en ton ame en suite d'une caresse resulte leur turbulence prouoquant des ronronemens dans ta gorge, les remüemens calmes de ta queuë, & le frotement de ta teste contre la main de ton maistre, – ou que la Peur des mauuais traitemens dont ton regard a surpris l'intention dans celui d'un passant les amène a faire gronder les feulemens de ta gueule, a souleuer, arquer & herisser ton eschine, & susciter dans tout ton corps les mouemens de la fuite.
C'est que, tu le sçais, ces passions d'Agréement & d'Horreur ont coustume d'estre plus violentes que les autres especes d'Amour ou de Haine, a cause que ce qui vient à l'ame par les sens, la touche plus fort, que ce qui luy est representé par la raison.
N'hesite donc poinct a t'accoutumer & t'entraisner a les éprouuer pour renforcer celle-cy comme par contraste, de mesme que tu t'accoutumeras a t'exercer a la Logique plus subtile des passions, de leurs combinaisons & de leurs encheuestremens, en considerant par exemple la façon dont l'Esperance est une disposition de l'ame a se persuader que ce qu'elle desire auiendra, laquelle est causée par un mouuement particulier des esprits, à sçauoir par celuy de la Ioye & du Desir meslez ensemble, tandis que la Crainte est une autre disposition de l'ame, qui luy persuade qu'il n'auiendra pas : & il est a remarquer que, bien que ces deux passions soient contraires, on les peut neantmoins auoir toutes deux ensembles, a sçauoir lors qu'on se represente en mesme temps diuerses raisons dont les vnes font iuger que l'acomplissement du Desir est facile, les autres le font paroistre difficile.
Tu n'auras donc pas tort quant a toy de craindre les chiens, & d'esperer mon retour, & tu sçauras trouuer toy mesme bien d'autres exemples encore, & raffiner sur mes propres explications ; en mesme tems que le sauoir & la raison que ces sortes de considerations te permettront de renforcer, trauaille a rehausser encore par là la Génerosité de ton Ame, à laquelle ie tiens non moins qu'à la mienne.
A bientost mon beau Chanut : ie te tortille ton petit bout de queuë, ie te gratoüille le dessus de la teste, et ie pince le bout de tes mignones orëilles,
Ton
René Descartes,
philosophe
1 Voir Olivier Bloch, « Sur une correspondance inédite de Descartes », Dix-septième siècle, numéro 240, 60e année, n° 3, juillet 2008, pp.549-558. Comme il l'avait fait lors de cette publication, M. Bloch a cru pouvoir reproduire par avance l'essentiel du présent texte dans un article paru sous le titre de « La onzième lettre de Descartes à Chanut le jeune » dans le n° 7 de la revue Historia Philosophica – An international Journal (Fabrizio Serra editore, Pise et Rome 2009, p.91-94), en omettant toutefois d'y reproduire les précisions et justifications qu'on trouvera dans les notes qui suivent, au risque d'en rendre parfois le libellé peu intelligible : j'invite d'autant plus les lecteurs de l'article à lire l'intégralité de mon texte pour y voir plus clair.
3 Nous savons maintenant, grâce une notule de météorologie historique publiée en 1686 par Nicolas de Blégny p.27 du n°4 du Mercure Savant, dont j'ai eu le bonheur, grâce à l'amabilité de ses actuels propriétaires, de consulter tout récemment le seul exemplaire connu dans une cave de la Villa portant son nom, à laquelle on accédait naguère par le n° 5 de la rue Popincourt dans le onzième arrondissement de Paris, que, en raison du refroidissement climatique consécutif aux excès de la pêche à la morue sur les côtes du Groenland dans les années 1640, le printemps 1649 avait été glacial aux Pays-Bas jusqu'à la Saint Bernardin.
4 Aujourd'hui dans l'Ille et Vilaine, code postal 35350. Voir sur ce point Olivier Bardet, Le roman d'Abraham Gaultier (à paraître), chapitre 3, où se trouve reproduit un contrat passé dans cette étude en 1680 et dans les années suivantes et ultérieures. Dans le cas de Descartes, il doit s'agir du père de l'officier ministériel dont il est fait état dans le roman.
5 Voir AT V, p.327-329 : on doit supposer que les instructions laissées par Descartes à l'abbé Picot n'avaient pas suffi pour régler les affaires du philosophe. On est amené du coup à soupçonner que ses lettres au même datées d'avril et mai 1649 (voir ibid. p.335), ou du moins certaines d'entre elles, voire celle qui porte la date du 30 août, n'avaient pas été envoyées d'Egmont, mais de Paris, de La Haye en Poitou, de Rennes, ou in itinere.
6 Voir sur ces points AT V p.411.
8 Voir les lettres à Morus du 15 avril (AT V p.340-348) et de la fin août 1649 ( ib. p.401-405).
9 Voir les lettres du 11 juin ( ib. p.365-369), et du 17 août de la même année ( ib. p.391-401).
11 Voir le passage de ses Mémoires où il évoque ce petit traité (cf. « Le chat de Mr Descartes » etc., p.14 – et O. Bloch, « Sur une correspondance inédite de Descartes » cit., p.557.)
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