L’ART DE LA FUGUE *

Enfant tu t’élançais sans doute
À la traverse du chemin
Fuyant l’ordre l’autre et toi-même
Cœur éclaté les jambes ivres
D’esquives courses grimpements d’arbres
Te retrouvait-on le matin
Noyé dans la garrigue blême
Les rires ont caché l’opacité du marbre
À l’heure où l’on cherche un emblème
Les avatars d’un jeune chien
Coloriaient les pages d’un livre
Au filigrane d’Occitanie
Effigie quinte du regret
Ta réplique donnait le change pour demain
À celui qui croisa ta route
Le conséquent saisit l’antécédent
Un jour c’était hier il y a vingt-cinq ans
Nos cheveux emmêlés tressant quelque secret
Que l’on dit à l’oreille entonnaient le déchant
À peine s’amorçait une polyphonie
Que la crainte y trahit l’espérance
Un bémol sur la Loire hululait la déroute
Et côte à côte dans le silence
Nous avons oublié de vivre
Le présent n’est jamais notre fin
Je rappelle d’Espagne et de Mauritanie
La réponse et le requiem
À travers la brume et le givre
Voulant encor voir ton reflet
En leçon de ténèbres à portée de main
Je récite les noms d’une autre litanie
Tendue dans la mémoire une corde vibrante
Fait résonner de toi l’image dominante
Dont je suis le contresujet
L’homme est un orgue changeant bizarre variable
Dont les tuyaux se suivent par degrés disjoints
En son logis la reine est folle
Elle n’y peut demeurer en repos
Consonances faussées nous étions divertis
Ce que je déchiffrais au clavier de récit
C’était une fugue d’école
Sur un thème d’Albinoni
Le sujet en était parti
Jusqu’au bout du monde
Et la flèche pourtant vole toujours plus loin
Comme le lièvre qu’on poursuit en vain
Car l’on n’en voudrait pas s’il vous était offert
Comme la balle ronde
Dont la frappe engourdit le deuil et le souci
Descendant à la quinte et montant à la quarte
Je te suivais encore au troisième degré
Avant la chute chromatique
Et l’espoir d’un repos lointain sur la tonique
Mais ne sachant nous tenir au présent
Nous errons en des temps qui ne sont pas les nôtres
Il fallait à nouveau que notre chant s’écarte
De la basse au ténor en fausse relation
Pour meubler l’intervalle vide
Et conserver mon être imaginaire
Me cognant toujours à tes simulacres
À la recherche d’une troisième voix
Je suis passé sur une autre portée
Vaines amours cruelles délices jeux à bouches
Je croyais étancher dans vos gammes arides
La soif amère des mixtures composées
Et j’ai parcouru d’un mouvement rétrograde
L’empire desséché des puissances trompeuses
J’aurai pleuré toutes les lettres de mon corps
Avant d’avoir fini d’épeler sur ton ombre
Le souvenir jamais terni de ces accords
Dont nous n’avons pas su dire le juste nombre
Entre les lignes pousse l’herbe Le sillon
Se creuse au sel mordant de l’ancienne gravure
L’univers fuit à tire d’aile
Se déplaçant vers le rouge et le sombre
Je courais après ton reflet
Dans l’eau comme en allant vers le couchant
Le soleil sur la mer qu’on n’attrape jamais
Images voletant en marche d’harmonie
Filant à l’infini ta voix sonne plus grave
Tu te tenais toujours à distance d’octave
Pendant que je n’entends que le vrombissement
D’un sphinx tête de mort au spectre de lumière
Un éclair s’éblouit d’un mouvement contraire
Par delà ce mur de glace et de transparence
Où quand je te regarde c’est moi que je vois
Ne sachant si je tiens l’ombre ou la proie
Au clavier d’écho le prestant me renvoie
Trouble réfraction pour une dissonance
Le double du désir au creux du spath d’Islande
Une ramure pleure au salicional
Et le nasard se tait avant le jour des comptes
Au cromorne gémit ton imitation
En battements de croches pour souffrir la croix
De la réflexion et du retour sur soi
D’appoggiature en notes de passage
Le chant s’est reproduit inverse et symétrique
Mille pertuis joignent les sons en fleur
De sol majeur en si mineur en fa mineur
Le temps se déchire le ton s’éloigne
Je bradai l’indicible à la foire d’empoigne
Où tu n’auras été que cette broderie
De voix céleste inscrite au fil des rêveries
Dont j’ai formé le couple aux mille personnages
Qui hante mes jours et ma nuit
Du soprano au ténor à l’alto à la basse
Remontant de l’oubli la pente apatétique
Différenciant et transfigurant l’identique
Les phrases se chevauchent les voix s’entrelacent
Je t’ai perdu de vue sur ce parcours accidenté
Qu’on gravit par coutume et sans savoir pourquoi
Et je suis à mon tour perdu enharmonique
Revenant de mesure en mesure le même
Et l’autre en un seul souffle Hélas
Les souvenirs sont dièse et je suis altéré
Puisque il faut que chacun ait joué sa partie
Perdendo le forze dolente
En un arpège énigmatique
Ne perenni cremer igne
Blotti dans une niche du temps j’ai subsisté
Poi a poi di nuovo vivente
Sempre una corda
Bloquant toutes les voies malgré moi j’ai chanté
L’inversione della fuga
Tu n’étais plus qu’un astre éteint ancien cantique
Résonnant dans un chœur désaffecté
Lorsqu’à nouveau nos voix se sont croisées
E poi di nuovo fuggente
Météore étoile filante
Ta fulgurance a projeté
Nella camera obscura
L’inversione della vita
Au loin l’effet Doppler aiguise la souffrance
Le monde a tant changé depuis que je t’aimais
Je ne pourrai jamais croire qu’il est si tard
Monstres moqueurs les locomotives sifflaient
T’ai-je tant attendu dans ce hall de gare
Où se perdent les pas et la peine
De te chercher je suis lassé
Spem et mihi sustulisti
Je ne t’ai pas voulu quand tu m’étais offert
Quand tous les jeux étaient ouverts
Je me suis cru chasseur et j’étais le gibier
Je n’ai pas reconnu la raison des effets
Maintenant qu’il n’est plus temps d’un ricercare
Je n’ai que faire de chanter recordare
Si tu n’es revenu que pour que je te perde
Essoufflé d’épouvante au sommet
Vains sont mes efforts pour retenir de la cime
La stridence du regard dans l’abîme
Je ne veux plus rester au paroxysme
Je mûrirai la résolution
De ne plus regarder dans le prisme
Où notre essence se défait
Il n’y a plus rien à la clé Perdu l’espoir
D’un amour transformé comme neige au printemps
Tu t’es enfoncé dans les sables du savoir
Me laissant le désert pour y fuir ton image
Et c’est pourtant encor la même histoire
À chaque entrée dans la mémoire
En un procès contradictoire
Sans cesse je te représente
Héraut vaincu d’une diabolique victoire
En un solo de voix humaine
Pour la rançon des larmes qui n’ont pas coulé
Ingemisco tanquam reus
Ton retour en valeurs doublées cantus firmus
A fait frémir tous les jeux d’anche
Partis sur cette piste au delà de l’arête
Au pied d’un couloir d’avalanche
Où souffle le vent de la strette
Je ne trouve de toi qu’une trace muette
Le brouillard se condense et je suis pris au piège
D’une lame oxymore affûtée sous la neige
L’été dernier quand face à face dans l’absence
Aux longs hurlements de silence
Tu refusas de croire à l’existence
De ce qui croît en la souffrance
Je suis parti sur la pointe des pieds
Tandis que s’effaçait en nos chassés croisés
Socrate musicien que je n’ai pas été
Et ton nom qui s’estompe en une ombre portée
À l’approche de la cadence
Un retard étourdit la longue patience
D’attendre le point d’orgue des chants séparés |